Dérives

“Alors tous ces mots hier, cette douceur, toute cette vérité dans tes gestes, les dires de ton corps, tu en fais quoi aujourd’hui ?
- Mais je ne t'ai jamais dit ça !” Et on sentait le trop peu de bonne foi que sa bouche allouait à ces mots-là.
Un temps d'arrêt. Ça l'avait estomaquée, cette assurance du mentir, cette prestance du faux-parler. Un rictus mauvais dessina ses lèvres à elle, avant de lui répondre :
- T’es qu’un beau salop. Pas de paroles, hein, pas de confiance ? Que du cul, mon cul, tu voulais. Et bien lui et le reste vont avoir l'honneur de te dire adieu. Fini les mots sans sens, les sens cachés, les charades sans fin. L'absence de mots.” Elle se retenait. Elle essayait de penser.
Une volte-face plus tard, son cul et le reste s’éloignaient fièrement. Tout l’orgueil en force. Elle se cambra un peu plus, aidant la nature à révéler la nature, et se dirigea vers le buffet. Une colorimétrie insensée de plats en tous genre invitaient au regard et aux papilles. L’assortiment qu’elle découvrit dans son assiette un moment plus loin, sa main l’avait choisi sans sa tête. Ailleurs, elle l'était évidemment.
La musique très jazz — du saxo, d’un érotisme averti — arrosait le salon d’Aristote. La déco néo-africaine achevait de déposer une touche un peu primale à la soirée. Un primal d’un raffinement follement parisianiste. Et ça gougloutait affalé sur des poufs ou en tas sur la natte de paille et les coussins “faits-maison”. À enfourner la cuisine roots qu’Aristote et son cousin Édouard ont passé l’après midi à pétrir, découper, mélanger, assaisonner, battre, cuire, présenter. Hospitalité n'est pas un vain mot ici.

— "De toutes façons je ne t’appartiens pas…”
Si Luigi revenait de retour à l’assaut, ce n’était pas vraiment parce qu’il avait quelque chose à dire, non. Pur instinct de mâle le pressant l’orgueil d’avoir le dernier mot. La réponse simple et ô combien pleine de clarté féroce : le regard que lui décocha Nausicaa. Pas d’ambiguité. c’était un silencieux cassage de vaisselle, une suite muette d’insultes. Un soufflet spirituel. C’est sans doute pourquoi, quelques minutes en aval, il éclipsait sa personne façon “Je m’en vais comme un prince”. Ce qui n’était pas si loin de la vérité d’ailleurs. Ce presque archétype du beau brun ténébreux, indéniablement bien dans son personnage, avait du style et de la classe. Descendance de noble vénétien, il n’avait pu qu’intégrer en comportement tous ces codes et rigueurs que l’état de ses parents lui imposait. Mais il les réinterprétait chaque fois avec plus de personnalité, et on découvrait un personnage complexe, supérieurement séduisant. Parfois en décalage avec lui-même : on ne joue pas impunément avec son pouvoir, lorsqu’on n’en accepte pas les conséquences. il en devenait goujat.

C’était une bonne chose qu’il soit parti. Le trompe-la-colère du buffet passé, Nausicaa revint à son sentiment. Délicat passage du ventre au cerveau. Deux parties qu’elle aurait bien voulu oublier sur l’instant. Alors elle bût… On pouvait dire, comme tout le monde. mais elle y mit un peu plus d’application, une méthode qui sentait les manières fermes de la résignation. Et puis si on y regardait bien, en s’approchant de son beau visage, on y distinguait une petite crispation du sourcil, une légère barre de dureté sur le front.
Ah oui, dire que sans le souci elle est belle, Nausicaa. Belle comme belle. Y’a pas à comparer, c’est toute la sensibilité, et l’œil aussi, qui disent comme ça. Blonde, liane rebondie, souple et regard malice.
 
La foule du peuple qui papotait plus tôt en tas par terre commençait à prendre des aises debout et à s’agiter sur les rythmes que soufflaient les joues noires des baffles. Aristote avait un peu augmenté volume et tempo.
“Et bien mon Dieu mais ne me dites pas que vous allez comater ainsi toute la sainte nuit ??”
Le moyen avait fait son effet, et quelques irréductibles de la danse avaient pris-lever, entraînant dans leur sillage un moirage d’indécis qui cherchaient plus la raison suffisante pour s’ébranler vers le bar.
Là, un maître-cocktail partageait son savoir-faire entouré de quelques femmes et deux hommes, qui en attente d’un verre préparé par ses bons soin, qui en quête d’un sourire, car il avait la tête bien faite le bougre… Bon, disons bien vite qu’il n’y avait pas que des adonis et des canons suédois. Il en fallait pour tous les goûts. Et pour tous les horizons…
Aristote, gabonais, avait bien sûr plusieurs de ses amis africains, et de la famille aussi (son cousin Édouard par exemple). Il y en avait pour le Maghreb, pour les Antilles, et l’Asie se voulait mineure en la présence d’une métisse sino-belge. L’Europe aussi n’était que peu représentée…

Elle balança quelques instants sur la musique lascive. Sans conviction, sans mouvement presque. Sans partenaire. Dérive. il fallait quand même — enfin — passer à autre chose. Elle pensait pourquoi pas finir saoûle d’alcool et autres sensations un peu fortes et sucrées. Anesthésier le corps pour oublier le cœur. Final de compte, c’est plus agir que penser qui l’a poussée à se confier désespérément à Édouard.
Édouard, définitivement pas la personne la plus innocente de la soirée, qui dans son vocabulaire contractuel avec les femmes plaçait du “chère” et du “douce”. Édouard qui avait tas de choses dans ses poches, sa langue en moins, s’était pris ce moment-là d’écoute révérencieuse pour Nausicaa. Un peu de tendresse aussi, ce monacat de l’amitié…
Il avait l’oreille alerte à son malheur, elle lui racontait les misères de la rupture pas consentante. Elle se devait de dire l’incompréhension et les illusions. “Il était différent avec moi. Enfin, je le pensais !”. Et il lui rappelait la nature complexe de la relation à l’autre, les jeux de l’intérêt mutuel et ses trop évidents mensonges. Les choix de l’aveuglement. Elle lui répondait sentiments, abandon, désir et partage. Il se redressa à son “Pourquoi ?” final, plus d’une heure après. Elle demandait de l’attention, il lui ouvrit les bras, en toute amitié…

À côté on dansait sur l’Afrique retrouvée, sur la disco perdue, sur la techno découverte, sur la salsa inchangée. C’était beau ces mouvements syncopés de corps parfois unis dans des rondes de valses, des agitations rythmées. Tous ces corps.
Elle couvrit la pièce d’un long regard circulaire. Ah, apparemment Zoé était en mauvaise posture. Un peu coincée entre le mur et un insistant noir. Nausicaa bougea ses jambes de quelques pas furtifs direction les bribes de la conversation. Elles se connaissaient toutes les deux, entrevues quelques fois auparavant. Sans s’être parlé vraiment. En fait si peu qu’on pouvait l’oublier. Sans doute s’intéresser à son sort facilitait l’oubli à Nausicaa. Omniprésence. De l’oubli.
“Il faut m’essayer, tu verras. Ce qu’on dit des noirs tu le sais. Et puis ce soir sont là les dieux de l’amour et du feu, tu les sens se poser sur nous, sur nos épaules” et autres discours du même genre…
— Oui mais... Je crois que ça va pas être possible pour ce soir et pour nous deux, car tu vois ce n’est pas que tu sois moche, mais comme je suis un peu lesbienne et que tu es un peu un homme…”
L’idée s’imposait d’elle-même. L’idée c’était surtout s’en débarrasser à tout prix, il devenait d’un gluant !
Et Nausicaa de venir conforter :
“Tout-à-fait, elle est lesbienne !”
Louison — macho amidonné pur souche — commençait à ne plus trop comprendre.
Quand pour appuyer un peu plus l’affirmation, elles se baisèrent les lèvres gentiment mais clairement, sous l’effet sans doute des dieux de l’amour et du feu présents ce soir… Et Louison de sentir sa mâchoire s’affaisser encore plus. Pas une syllabe, mais un grognement de soupir scella son discours d’approche. Dégoûté. La brune Zoé et la blonde Nausicaa partirent d’un franc rire au regard de la déconfiture du matador…
Et la musique battait son plein.

Ç’avait été une idée sans suite cette petite histoire d’homosexualité. et une aubaine si l’on regarde. La nouvelle venait — déjà — de faire le tour de l’appart’ d’Aristote, ce qui laissait à Zoé d’évoluer à loisir. Sans être victime d’une certaine drague que nous qualifierons catégoriquement de “bourrine”. Nausicaa aussi d’ailleurs profitait de cette aura, n’eut pas à se justifier plus ni à subir d’assauts. Il est vrai qu’Édouard veillait d’un peu plus loin au respect de sa paix. Il s’était amusé de l’interlude baiser, de sa spontanéité.
La musique s’adoucissait, les danseurs s’amollissaient, l’ambiance debout s’estompait. Cela faisait facile près de deux heures de temps que je baignais ci et là, voguant le mouvement régulier du peuple, du bar au buffet puis à la “piste” de danse, puis du bar au bar, d’un ami à une connaissance, d’Édouard à Nausicaa, enfin à une belle inconnue, Zoé.
J’avais apprécié, je m’étais même délecté en gargarisme (contre Louison) de la scène du féminin baiser. C’est un plaisir malin que je pris à danser alors avec l’une puis l’autre de ses actrices. Sous le regard moqueur mais néanmoins interrogatif du Louison en question, qui plus tôt m’avait ravi une danse avec Zoé. Pour les discours que nous savons. Je n’étais pas jaloux. Ses amis aussi me regardaient ; danser, danser encore…

La nuit nous surprit plus avant, Édouard, Nausicaa, Zoé et moi affalés de fatigue sur le seul mais royal canapé. La plupart du monde aura pris congé passé l’heure du matin, nous n’étions plus qu’une poignée de quinze, dont trois-quatre bougres et bougresses ensommeillés sur la natte ou dans les poufs. Ça et là. Lumière aussi reposait, sans dormir, elle, posant partout un doux cocon photonique. Personne ne dansait plus. Dans la pièce à côté on discutait, et les verres continuaient de se vider et se remplir bon train y compris les nôtres, par un miracle que nous ne saisissions pas toujours.
“Alors les biquets mais buvez donc, y’a de l’alcool en rab façon corne d’abondance alors servez-vous oui”, il prononçait alko-hol, en séparant bien les deux “O”. Et nous distribuait les rasades.
“C’est un Monbazillac 87, faut pas rater ça” et par la grâce d’un philantrope les verres ne désemplissaient pas.
“Je tiens à vous faire tous participer à cet excellent Porto de la valise diplomatique, et au toast que je voudrais porter à notre hôte” et Andrew allongeait la bouteille, nous bras et verre…

Une conjonction de température, de lumière, de sons et de faits saupoudraient cette nuit d’une ambiance d’alcôve. Comment expliquer autrement qu’Édouard, qui s’était intérieurement promis l’inconditionnelle réserve sur l’intégrité de Nausicaa, comment expliquer, après qu’elle nous eût répété — comme pour s’excuser — la totale amitié de leurs câlins précédents, comment expliquer que ces même Édouard et Nausicaa s’embrassaient avec la langue, ce qui n’est pas en soi répréhensible, mais qui, Zoé et moi, nous fit follement rire…
Il est toutefois concevable qu’entre temps leurs sentiments aient évolué vers un fonds moins amical et néanmoins câlin. Mais moi je sais ce que je pense… Pourquoi alors que nous nous gaussions légèrement — oh sans animosité ni même jalousie — de cet emportement subit (encore un !), cloué-je de mon fait mes propres lèvres au doux pilori de celles de Nausicaa ? Parce qu’elles se tendaient, m’invite Zoé, et derechef un baiser. Les huit mains que comptait le canapé ne souffrirent pas longtemps l’inaction et s’invitèrent en complément manuel d’un gala déjà buccal. Alcôve oui ! Nausicaa prit de s’allonger sur trois paires de jambes. Sa tête m’échut, Édouard n’eut pas à se plaindre de ce que ses doigts découvraient délicatement de son côté.
Un ange, voire un ou plusieurs dieux, de Cupidon à Dionysos en passant par Pan, passèrent. Aussi discrets que possible car ils venaient d’entrevoir, pour la seconde fois de la soirée, jointes en un saphisme suave les lèvres de Zoé et Nausicaa. La limite était  alors dépassée. La chaîne sussurait du Marvin Gaye comme on aurait dit fait exprès. Quatre corps plus ou moins entassés s’oubliaient, se massaient, se touchaient, s’embrassaient, se léchaient, se caressaient… Andrew, en maître de cérémonie, impeccable serviteur, déliait un lacet, aidait une main, plaçait un regard, sans toucher ni broncher, remplissait les verres… Et si les alcools ne s’y mélangeaient pas, c’était dans les bouches et au fil des langues que naissaient mille et un cocktailissimes goûts…


Franck Boudet
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