J'ai vu

Les traces de l'histoire antillaise sont encore toutes fraîches : qui s'y penche y lit aisément. Tracer, en créole, c'est fuir, aller de l'avant.
La Trace est la route de nos marronnages, la fuite vers la liberté.






Loin des idylles doudouistes, la Martinique est une île de rêve, une île de rêves.

Je suis né en métropole, en pleine Bretagne sud, “d’une erreur” disait ma mère. Sans doute ça faisait un peu tâche, ce noir dans cette piece toute blanche de lumière du jour. Tâche, j’ai eu longtemps le sentiment de le rester. Les enfants sont sadiques, leurs jeux bien cruels. Sans doute est-ce pour cela que “le pays” m’appelait, pays que je n’avais connu que succintement aux détours d’un carnaval ou d’un congé bonifié auquel ma mère pouvait prétendre. Mais à cette époque de ma prime jeunesse, d’être né noir au milieu des blancs m’a rendu blanc au milieu des noirs. Il m’a fallu quelques temps pour savoir faire le point sur les codes de couleur, suggestifs au possible d’un côté comme de l’autre : de haute-lutte, conquérir la différence…
Je voulais retrouver une partie oubliée de moi. S’imposait de lui-même ce retour à un endroit d’où je ne venais certes pas, mais qui m’attirait comme la lumière le papillon. Presque de façon funeste…

Je conduisais tranquillement sur cette petite route pittoresque, une suite de boucles, de virages en épingles avec des détours incroyables, jetée au milieu d'une véritable forêt vierge comme un lacet sur une carte. Il était presque midi, mais les ombres gangrénaient la lumière, une chappe entre le ciel et moi. L'humidité était telle qu'en dépit des 35 degrés ambiants, la route était constamment mouillée, de petits rus la traversaient ci et là. Des cris bizarres, que j'attribuais aux mangoustes, frégates ou autres crapauds, semaient une ambiance de désordre, de trouble. Cette flânade me plaisait sacrément.
Soudain, un virage trop serré, l'impromptu d'une flaque en mitan de la chaussée, l'adrénaline qui m'assaille me prend à faire un tête à queue, au ras du fossé... Pas même un crissement de pneus ; je stoppe, les tempes battantes, et je sors m'accouder à la voiture pour souffler, lorsque s'abat sur mon épaule une main, et qu'un cri sort de ma gorge surprise.
- “Pas de bris ?" m'apostrophe en créole l'être humain propriétaire de la main, alors que je me retourne, presque tremblant.
-  Ça va aller, j'arrive à lui répondre dans un souffle, ça va aller.
- Assieds ton corps là, dit sa voix d'un ton grave, sonore, décisif. Je m'exécute, et pose mes fesses sur une roche posée là on dirait presque exprès. “Tu voulais connaître La Trace, me dit l'homme, ha. La Trace a failli te prendre”.
L’homme m’observe, du haut de ses rides, de ses vieilles jambes arquées, solides. Il me jauge, d’un petit regard qui me rentre dans le regard. Je ne savais pas trop si le halo qui l’entourait était vraiment dû à la pâle lumière qui passait le feuillage. Il semblait avoir cent ans, en paraîssait quarante. Sa voix était chaude. Il restait debout deux mètres devant moi, placide, calme. Un sourire léger, omniprésent, dessinait ses lèvres comme un bon courant.
- Tu es un papa-feuille  ?
Il me répondit sans mot, simplement en accélérant un peu le courant de son sourire, et j'avais confiance en lui.
- Tu veux connaître La trace. Tiens ta bouche, écoute pour comprendre, voilà l'histoire :

C'est parce que de l'Essigant avait toujours mésestimé Tiffonac, vieille querelle de planteurs riches, que ce dernier voulait lui nuire, d'une façon ou d'une autre. Cette fois-là, lors qu'ils venaient d'acheter de nouveaux esclaves sur la Marie-Rose, de l'Essigant avait encore pris le meilleur de la marchandise : un exemplaire fort, qui avait bien supporté la traversé —  en ce début de dix-septième siècle, les conditions de croisière étaient autrement plus rudes — et que le capitaine avait accepté de marchander. La colère avait gagné Tiffonac. C'est au retour, dans la barque, qu'il laissa exploser sa colère. La rixe qu’il provoqua retourna la chaloupe et envoya les six personnes et douze esclaves à l'eau. On n'était plus loin de la plage, peut-être cinquante mètres, mais personne n'avait pied, ce fut la panique. Entre les cris, les commandeurs des deux békés  s’évertuaient à maintenir à flot les trois négresses, qui ne savaient pas plus nager que leurs congénères masculins, mais qui ne se débattaient pas. L'un de ceux-là coula à pic, que personne, dans la cohue, ne vit d'abord. C'est seulement alors qu'on venait de remettre la barque à l'endroit pour s'y hisser que de l'Essigant s'aperçut de la disparition de son grand nègre. Il était parvenu, malgé ses fers et en nageant sous l'eau, à atteindre le rivage, et il courait comme un fou vers la lisière boisée - vers la liberté. De l’Essigant hurlait qu’on le déposât sur la plage. La barque fut très rapidement au bord. Deux minutes à peine plus tard et de l'Essigant, rouge d’excitation, hélait de tous ses poumons les deux contremaîtres restés plus haut sur le chemin avec les chiens, à la voiture. Tiffonac haussait les épaules, presque le sourire aux lèvres.
"Vous ne le rattraperez jamais, mon cher. Puis vous n'êtes pas à ça près. Laissez donc courir l'animal..."
De l'Essigant n'eût même pas besoin de répondre, un seul coup d'œil lui suffit pour couper net la parole de Tiffonac. Ses contremaîtres arrivant, le commandeur expliqua rapidement la situation, les chiens furent lachés, deux armes données au planteur et au commandeur, et ils prirent-courir derrière les traces humides de l'esclave. Tiffonac, ses employés et ses esclaves restaient ababas sur la plage, les regardant partir.

Un tourbillon d'émotions remontaient dans sa tête pendant sa course, et l'essoufflement, première brûlure à ses poumons depuis des semaines d'inaction quasi-totale. D'abord courir, droit devant, sans réfléchir, pour mettre du temps entre eux et lui. Il courait sans même un regard, une pensée vers l'arrière, juste avancer, c'était tout. La course aveugle, n'évitant que les obstacles. Mais très vite, les odeurs revenaient, l'ouïe, la vue. L'entendement. Et l'instinct, ce besoin de première nature. Monter, il fallait monter, et gagner la forêt, là-haut. Les chaînes à ses pieds tintinabulaient discrètement, presque un air de fête... Puis progressivement, de derrière le rythme de son souffle et la musique de ses fers, il perçut plutôt qu'il n'entendit, plus bas, encore loin derrière lui, une mélodie syncopée d'aboiements. Les chiens étaient sur sa trace. Il ramassa un boutou , et repris sa course plus que sensée à travers les taillis, toujours vers cette densité d'arbres plus haut, à quelques jets de pierre. Les épines effleuraient sa peau, y traçaient des sillons comme pour y lire ; le sol n'était pas son ami et se dérobait parfois aux sollicitations de sa foulée, plaçait sur son chemin les pierres qui coupent la peau. Mais l'africain avait la peau dure, et du cuir sous les pieds. De l'autre côté de la mer, il était le messager ; courir, il connaît. Le sol, il connaît, et les plantes aussi, les arbres. Alors il courait sur ce sol qui, tout nouveau qu'il pouvait être, est un sol pour les pieds ; il courait entre les arbres, avec les bêtes qui aboient et l'ennemi de l'homme sur ses traces.

Plus d'une demi-heure que ce maudit nègre fuyait de l'avant. Le commandeur fatiguait, les contremaîtres fatiguaient. Seuls les chiens et de l'Essigant continuaient à aboyer de concert sur la piste du marron, comme ils l'appelaient déjà. On avait traversé des touffes de raziés, une route, un champs de cannes, des buissons d'acacias, une ravine, grimpé et descendu un morne. Increvable, le colon passait parfois devant les chiens, tendu comme une corde d'arc. Il mettait un point d'honneur à rattraper ce nègre-là, pour le principe, pour l'exemple. Pour retourner voir ce petit et méprisable Tiffonac et lui cravacher le visage, d'un coup sec. Ils gagnaient du terrain, les chiens s'excitaient.
- "Plus vite, plus près" marmonna-t-il.
- Mais monsieur...
- PLUS VITE !! hurla-t-il à son commandeur. Les chiens redoublèrent de vitesse.

Il sentait le danger se rapprocher. Le soleil n'était plus loin de se coucher, il fallait tenir encore autant de temps. Gagner du temps. Autour de lui, la forêt commençait à s'épaissir, réseaux de lianes, troncs immenses et tourmentés de fromagers, toute une végétation que soudain il reconnaissait. Cette feuille-là, bon à mâcher, cette écorce, pour cacher les odeurs, les graines de cet arbre, oui, bon pour lui, maintenant. Il attrapait au passage ce qu’il lui fallait, et ses yeux cherchaient un endroit où s'arrêter, pour gagner du temps. Enfin, l'endroit arriva, un recoin assez protégé sur la droite de sa piste. Il se frotta vite les pieds, les jambes avec l'écorce un peu pourrie, tout en mastiquant la feuille pleine d'eau et de sucre. Les graines, sa main les broya les unes contre les autres en poudre grossière. Il reprit son bâton. Les chiens déboulaient déjà en bavant, à cinq mètres par la gauche. Il leur lança à la gueule la poudre, et asséna un sérieux coup de boutou au premier, qui s'enfuit gémissant. L'autre chien, à moitié aveuglé par la poudre, faisait volte-face en éternuant. Lui se remit à courir de plus belle : il avait vu l'homme blanc dans son habit bleuté, et l'homme blanc l'avait vu.
- "Arrête-toi, stop !" criait de l'Essigant. Il tira un coup au-dessus de la forme féline qui, cent mètres plus bas, s'esquivait dans une ravine. Le coup de feu n'eût pour seul effet que de lui redonner de l'ardeur. Le chien encore valide (l'autre avait une patte cassée, lui disait un contremaître) ne trouvait plus la piste : il avait respiré quelque chose qui le faisait pleurer et éternuer... On allait perdre ses traces...

- “Le nèg'là, tu devines, aucun blanc l'a pas même revu, non. Il était pas le premier à marronner côté-là, et tout de suite après le coup de feu, il a vu le bon passage qu'il fallait prendre pour la chapée. Ses poursuivants à lui, ils sont passés tout près, mais leurs cocos-yeux n'ont rien vu. Il a marché un lot de temps, tournant le dos à Maman Dlô , avec la bonne sensation d’aller vers le nécessaire.”

Il marchait maintenant, du pas calme de celui qui connaissait l’endroit. L’endroit qu’il n’avait bien sûr jamais traversé ni même rêvé, mais les arbres à leur place, les ébahissements cristallins des grenouilles, tout ça inspirait confiance. Il arrivait à une hauteur, sorte de promontoire, sur lequel il se hissa, fatigué. Fatigué de plier le dos, de prendre des coups, de courir, de marcher.
Il n’aurait plus à marcher d’ailleurs : de là où il était, il pouvait voir la mer. La mer derrière lui, mais aussi, la mer devant... Où courir sur ce bout de terre entouré d’eau ?

- “Le jour-là tombait. Tu vois Cédor — c'est comme ça qu'il voulait qu'on le crie — assis sur sa roche. Et bien il était pas seul, sur son mitan d’île. Juste quelques mètres plus loin, un l’autre nèg’ avait trouvé la trace de l’autre côté, de l’est. Ils étaient tout un lot à débarquer en plein la forêt, qui d'ouest, qui d'est... C'est pourquoi La Trace coupe la Martinique en deux, et c'est pour ça qu'on la crie par son nom, traces de toutes ces qualités de nègres marrons, ça qui fait un ti brin de notre histoire à nous.”
Je souriais, littéralement charmé par sa parole, et par ce “nous” qu’il m’offrait, à moi négropolitain , simplement. Un peu de terre sur mes racines. Sacrée histoire, papa-ho, sacrée histoire...

©Franck Boudet
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