“Salaud de répondeur”

“À ce soir, Répondeur. N’oublie pas !”
“Oué !”
Répondeur, c’est mon nom de code. Mon vrai nom c’est Ti-Émile, mais comme je suis choriste, le réseau m’appelle comme ça, c’est la résistance. L’amiral Robert est arrivé il y a déjà deux ans, et depuis cette charge de temps, on fait passer du monde vers la métropole. C’est notre façon à nous, en Martinique, de participer à la guerre…
“Colobri” sorti, je regarde mon corps dans l’unique glace de la case, qui me renvoie cette image insolite de nègre albinos. J’essaie de sourire, ça ne passe pas.
Ce soir je dois surveiller la rade (ma case est juste en surplomb), c’est mon rôle. Une voile part pour Haïti, douze bougres, tout le réseau, et s’il y a du danger, je dois chanter de ma plus belle voix de répondeur. L’enjeu est gros, la police se doute de quelque chose. Moi je reste là.
Mon seul rôle. Ils ont dit que j’étais trop repérable pour autre chose. Bon à rien, en somme. Même pas nègre, qu’est-ce qui me restait ?

Le soleil se couche. L’haleine chaude d’un alizé serein balaye la rade, parfums de sel et de flamboyants pour heure grise.
“Les hommes, en nou allé !”
Douze bras tirent une yole d’entre deux cocotiers, sur la plage en contrebas. Ti-Émile les entend, ne les voit pas encore. Les voilà, ils arrivent doucement jusqu’à la ligne fluorescente de l’eau. Le sable crisse un peu sous la coque ronde et lisse, vingt-quatre pieds mouillés se hissent dans le bateau enfin à flots. Quelques poulies grincent un peu, de là-haut ça fait comme des sifflements sur le rythme des rames qui plongent pour s’éloigner de la rive.
Comme la rade est un peu encaissée, ils ne peuvent pas voir, eux, la fumée des machines de la petite frégate armée qui se rapproche dangereusement de la rade. Leur voile se gonfle et les emporte doucement. Seul le chant du vent les berce…

Je rentre, il n’y a plus rien à faire. Dans cette yole, parmi les douze types, il y avait Victor dit “Colibri”, maintenant l’ex-ami de Stélina. Moi je suis sur la terre.
Monsieur de Bareuil, lui, me comprend. Il me dit souvent : “La chance est aux blancs, et tu n’es pas noir”… Ah, la toute-puissance du béké. Pourquoi ne suis-je pas son fils ; j’aurais pu naître béké.
Ce soir je n’ai pas chanté, demain je serai l’homme de Stélina et le fils du béké.
Je ne suis qu’un traitre, un salaud. Mais seul un blanc pouvait effacer ma naissance.


Petit lexique :
- Aux Antilles, un choriste est un “répondeur”, car il “répond” à la voix du soliste…
- L’Amiral Robert est un émissaire de Pétain aux Antilles (pendant la seconde guerre mondiale), qui a pris le gouverment des îles.
- un béké est ici un colon propriétaire de plantation. La “caste” béké était financièrement et politiquement très puissante.

le 28/10/1995, 14h28. Gagnant du concours "3 heures pour écrire" :-)
©Franck Boudet
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