Duel au passé

"Le nègre a de mauvaises manières" dit le proverbe noir. Je ne suis même pas nègre. C'est la seule pensée palpable encore que me permet un bulbe céphalique embué - non : carrément noyé en fait, dans les vapeurs de rhum, l'esprit-de-canne. La fièvre chauffe et gèle alternativement mon vieux corps. MON vieux corps. D'un coup, tout cela avait vieilli, et pas mûri. Comble, sous le soleil d'ici, ne pas mûrir.


J'étais vingt ans plus jeune, j'en avait vingt.
Ces années, jusque là, j'avais voulu les enrichir, les manier à ma façon, construire, bonifier. En vain, car tout ce que je m'évertuais à toucher se gâtait immanquablement. Bon, pas tout, pas en vain, mais presque. J'aurais voulu la chance avec moi, je n'avais hérité que d'une demi-malchance.
Le temps est au beau-fixe, soleil au garde-à-vous ces derniers jours, si ça continue la sécheresse menace. Il ne manquerait plus que ça, en plus de l'Amiral. Robert de son nom, l'émissaire de Pétain est toujours en l'île et les navires allemands nous font toujours blocus. Et comme plaie d'Égypte n'arrive jamais seule, les pires des anglais se sont retrouvés des ancêtres princes des mers, corsaires et pirates, et depuis qu'il n'y a plus de batailles navales à livrer, ils arraisonnent la nourriture qui croise entre l'hexagone et ici. Famine, temps de misère...
Le soir, après avoir baigné dans les ordres de l'Amiral, avec les hommes du réseau on écoute le Général sur Grandes-Ondes, hypnotisés pas tant par sa voix que par la magie de cette boite qui parle de la France et d'espoir, de batailles et de gloire à 6750 km de distance. On est pas nombreux, à peine plus d'une douzaine, mais notre groupe de résistance est bien rôdé. On fait passer du monde vers la Dominique et Haïti, d'où on peut plus librement partir vers la France ou les États-Unis. Il n'y a pas de qualité d'allemands à combattre ici, il n'y a que les "collabos", comme dit le français-France qui a monté notre réseau. D'ailleurs, normalement demain, une yole part avec les douze camarades, c'est danger que de rester au Carbet, la police des blancs se doute de quelque chose. Moi je reste là, il faut quelqu'un pour surveiller et prévenir. En cas de problème, je chanterai, je le fais souvent de devant la case, le soir ; j'ai une belle voix, je suis choriste aussi.

Je me souviens, la tête prise par le rhum mais je me souviens. Ce soir-là, j'avais bien vu venir la petite frégate armée, sa fumée noire sur le ciel noir. Les hommes auraient eu le temps de ramer vers le rivage, de se réfugier au bourg sans crainte. La voile de leur yole n'aurait pas croisé sa route, à cette cuirasse de l'ordre hexagonal pétainiste. Je n'ai pas chanté.

Au bourg, personne ne sait qui faisait partie du réseau. Personne sait qu'il y avait un réseau. Personne ne peut me soupçonner. Les disparus ont été mis sur le compte de la "secrète", la police sans uniforme; et comme aucun du réseau n'était ni marié ni père, l'affaire a juste déçu deux-trois mademoiselles. L'une d'elle, je veux la consoler, Stélina. Elle me refusait parce que je suis l'albinos, le faux-nègre, elle avait peur. Mais le chagrin va jouer en ma faveur.

Stélina. Quatre ans que je posais mes yeux inutiles sur sa peau. Quatre années d'ignorance, de refus, d'amertume. Quel espoir pour un nègre de ma sorte, j'essaye plutôt de passer inaperçu, et quand il arrive par hasard que je sois vrai quidam, la frustration glisse en mes os, serpent glissant dans l'herbe grasse. Chaque jour que Dieu faisait je me demandais en quel temps je verrai ses yeux à elle posé sur moi ?
Aujourd'hui ça fait deux ans qu'elle me voit ; elle me parle, elle est ma fiancée dans ma case et on doit se marier bientôt. De temps en temps elle soupire, pense à Philomène, celui qui a disparu. Les morts ne reviennent pas, moi je ne crois pas aux zombis et autres dorlis.

Voilà ce qu'était ma vie l'autre semaine.
C'était il y a une semaine, donc. On donnait un bal au bourg, pour la fin de la coupe des cannes. Et moi, en tant que répondeur, que choriste du Manawa Band, bien sûr je profitais des danses, des verres de punch, des transpirations étouffées dans des biguines folles, des "chirés" à perdre la respiration, des gigues où les pieds se prennent pour des sabots de diable. Je valsais comme un fou, changeant de cavalière, de rythme, autant que musique voulait bien changer. Puis j'avais chanté avec le groupe de ma plus belle voix, exhorté les timides, ranimé les chairs meurtries par déjà trois heures de bal, fait entendre les cordes vocales de la foule tressautante, joyeuse. Mais parmi tout ça de gaité Stélina était mélancolique pourtant, elle qui aime danser passé n'importe quoi. Nos quelques duos étaient électriques, elle se frottait contre moi d'une manière, à vouloir dire ses regrets que je ne fus pas un autre. Ça mêlé à son affection pour moi donnait tout un bankoulélé de sensations, j'étais survolté, elle était belle à damner, je l'aurais prise là-même, ne fut-ce la foule partout autour.
Elle est rentrée avant moi, je devais continuer à chanter avec le groupe, somme toute il n'était que minuit à peine. L'ambiance était bonne, quelle chaleur ce soir-là mes amis !
Une heure allait sonner à la cloche du bourg, le Manawa avait laissé la place aux Tigres de Martinique, autre groupe plus moderne. La chaleur et la moiteur était telle qu'un bol d'air m'était absolument nécessaire, je sortais de la salle des fêtes — en fait le marché réaménagé pour l'occasion — pour quelques pas aidés d'un bâton, je titube…
Le bourg du Carbet portait bien son nom : coincé entre la mer et un bout de falaise comme qui dirait jeté par les pieds de la Pelée, les quelques bâtiments d'importance dont le marché sont tous en bord de plage. Les habitations essaimaient sur les flancs d'une petite vallée, creusée par une eau douce au beau mitant du contrefort de volcan qui fermait l'est du bourg. Ma case était plus haut, directement sur l'a-pic, surplombant le centre, découvrant toute la baie, la mer. C'est pour ça que le réseau comptait sur moi. On accédait là-haut par un chemin entre les bananiers qui s'évertuaient à pousser là, aidés il est vrai par force arrosage du ciel. Petit chemin qui devenait raide comme la vie à un endroit. J'y avais creusé quelques marches pour aider le pied. Je me décidais à rentrer.
Un bout de lunepudiquement voilé derrière un nuage dispensait une pâle fluorescence aux choses, juste assez pour qu'au bout d'un quart d'heure mes yeux s'habituent à la pénombre. Traversant le bourg, bâton bien en main, je reprenais de l'équilibre, mon corps oubliait les ondulations de la danse. Mes oreilles par contre s'évertuaient à m'abreuver discrètement de sonorités fantômes, relents de musique, de bruits de pas, d'aboiements des chiens excités par l'ambiance nocturne festive. Je passais le pont de bois. Des bruits de pas ? Je me retournais d'adrénaline, inutilement. Bien sûr. C'est tout le village qui était à la fête, qui serait dehors à cette heure-ci ? Un souffle de serein me rafraîchit tout soudain. La bise de mer qui rentre.
La traversé du bourg jusqu'à la ruelle qui se finit en chemin — le chemin de la case — n'en finissait pas. J'avais tant donné d'énergie à ce bal que tout me paraîssait loin. Et puis je ne sais pas, j'avais peur des ombres. Ridicule, il n'y a pas d'ombres en plein mitan de la nuit. Et puis les ombres ne font pas de mal. Voilà la ruelle, au bout le "champs" de bananiers au travers duquel se fraye mon chemin. Les gens en ont peur, à cause des serpents-minute, ces minces fils jaunes qui se cachent dans les régimes de banane. Mais il suffit de connaître, y'a pas une pièce de danger en fait. Mon pas résonne sur le vieux pavé. Je pense aux pauvres esclaves qui ont du poser cette ruelle pour je-ne-sais quel béké. Mes oreilles bourdonnent encore, la musique devait être trop forte. enfin je crois... Mais non ! C'est bien mon nom que j'entends là, mon prénom murmuré : "Théodore Théodore trois fois Théodore". Ça ressemble à une mélopée, un refrain, ça se mélange aux airs qui me trottent encore dans la tête mais ça vient de la première rangée de bananiers. Je resserre ma prise sur le bâton, on ne sais pas. "Théodore-tel-est-ton-nom qui viens à mes devants, Théodore trois fois Théodore, tu approches tu approches". La mélodie fait place plus nette aux paroles qui courrent avec. Je n'entends plus que les plakatas des tambours de la fête, rythme de gwo-ka sourd mais distinct. Et cette voix étrange qui sort des bananiers là, devant moi à cent mètres. J'aimerais y voir plus clair. La lune sortit de derrière son nuage. Je ne fis pas un pas de plus…
Devant moi, dix mètres devant moi l'air bougeait, je dis l'air car même si je voyais un énorme chien, ça ne pouvait pas être un chien. Pas un animal, il avait des yeux doux comme la gentillesse-sirop-miel, mais je voyais flou, ce n'était pas possible. La voix continuait de chanter "Tu approches Théodore je vais te battre une fois Théodore-tel-est-ton-nom, tu approches Théodore et moi je n'attends plus"
- Qui ça, monstre, bouge ton corps de là que je rentre chez moi !
Si je parlais à ce chien, c'était pour répondre à la voix qui venait de plus loin, pour me donner le courage, pour donner du courage au bâton dans ma main.
- Je vais te battre Théodore Théodore trois fois Théodore
- C'est un défi tu veux ? Tu vas me faire battre ta chimère, ton soukougnan ? Je vais battre ton chien, l'homme, je n'ai pas peur
- Tu approches tu viens à moi tel que je suis venu à toi Théodore tu dois payer. Je te défis Théodore que la lune me soit témoin". Je devins enragé pour garder courage.
Ce que je fis après, comment décrire ça, la haine qui rentre et trouve quelqu'un dans son lit, le bâton frappais de toutes ses forces sur les morceaux de chairs qui s'offraient à lui, je me sentais loyal face à cette créature de dents, déloyal devant ce regard de douleur généreuse, je ne croyais pas que duel pouvait être aussi insoutenable.
C'est Stélina qui m'a trouvé le lendemain matin, alertée par le lit vide. J'étais totalement hébété, le bâton plein de sang à la main, ma peau blanche tachée de sang, à la bouche un refrain "Théodore Théodore trois fois Théodore". Un petit corps mou à mes pieds, un corps mort d'homme, le corps de Philomène, avec dans les yeux le regard tendre de celui qui pardonne tout. Dans sa poche on trouva une lettre qui avait été mal adressée, une lettre pour moi me disant qu'il comprenait mon silence d'il y a deux ans de prison pour lui.
Je ne me suis pas débattu, j'ai fait aussi de la prison, huit années… Le duel était inégal il n'était pas armé. Homicide volontaire sous l'emprise de l'alcool a dit le juge. Il n'y avait pas de trace de chien.

Depuis je bois, et dans chaque nuit de lune que Dieu fait je vois le regard de Philomène. Mes cheveux ont blanchi tout d'un coup, mon vieux-corps est vieux, et je n'ai pas mûri. Je bois et je crois aux zombis, j'en ai peur.


©Franck Boudet

(Nouvelle à rapprocher de "Salaud de répondeur")
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